L’exposition patrimoniale, passage obligé pour les marques de luxe ?

Exposition Christian Dior couturier du rêve, Musée des Arts Décoratifs, Paris 2017 (photo personnelle)

On est frappé par l’inflation récente des expositions patrimoniales prestigieuses dédiées aux marques de luxe dans les musées ou les hauts lieux culturels. Rien que cette année à Paris : « Christian Dior, couturier du rêve » au Musée des Arts décoratifs, « Hermès à tire d’ailes » et « Cartier, des Moghols aux Maharajas » au Grand Palais, « Balenciaga, l’œuvre au noir » au Musée Bourdelle (Palais Galliera hors les murs)…
A cela, il faut ajouter les expositions à l’étranger : « Culture Chanel, La femme qui lit » à la Ca’ Pesaro à Venise, « Balenciaga, Shaping fashion » au V&A à Londres, « Rei Kawakubo/Comme des Garçons : Art of the in-between » au Costume Institute du Met à New York, « Chaumet, Splendeurs impériales » au Musée du Palais de la Cité Interdite à Pékin, « Louis Vuitton, Volez, Voguez, Voyagez » au Dongdaemun Design Plaza à Séoul et maintenant à l'American Stock Exchange Building à New York … 

Tout le monde ne peut exposer au Grand Palais ! A une moindre échelle, nombreuses sont les marques qui organisent des expositions dans leurs flagships, dans des pop-up stores, des hôtels ou des lieux culturels plus confidentiels. On citera par exemple l’exposition « Her Time » par Omega dans les jardins de l’hôtel Sully en octobre, l’exposition héritage de Lancel au siège social de l’entreprise à l’occasion des Journées du Patrimoine ou les expositions pop up de Moynat dans les grandes capitales du luxe.

Pourquoi cette tendance ? Quels bénéfices les marques peuvent-elles en tirer ? Est-ce une opération gagnante à coup sûr ?


Une logique de conservation, comme les musées
Les Maisons de Luxe sont de plus en plus nombreuses à avoir créé une direction du Patrimoine, chargée de recenser, documenter, conserver les trésors de la marque et de les enrichir par des rachats. Dès lors que cette démarche de conservation analogue à celle des musées est entreprise, l’exposition devient presque naturellement l’étape d’après.

Recharge en mythologie
Les Maisons de luxe se sont beaucoup développées ces dernières années, avec en corollaire, une hyper visibilité, une moindre exclusivité, une hyper concurrence et le danger de la banalisation. L’exposition contribue alors à entretenir le désir et la valeur, en mettant en scène la légende et les savoir-faire d’une Maison. Elle élève les créations au rang d’œuvres d’art. Ainsi peut-elle restaurer la magie, le rêve, la sublimation nécessaires à une marque de luxe et recréer la distance vis-à-vis de la concurrence.

La reconnaissance par les institutions culturelles
La dé-banalisation des marques de luxe passe notamment par l’art (cf les travaux de Jean-Noël Kapferer sur le sujet). Aspirant à être perçues comme des acteurs culturels et pas seulement commerciaux, les marques de luxe ont tout intérêt à organiser des expositions. Les grandes marques ne se contentent pas d’exposer dans leurs boutiques, elles recherchent une légitimation par les institutions. Rien de tel que la crédibilité conférée par les plus hautes et les plus nobles autorités de l’art pour consacrer ce statut de manière absolue. Le mariage est gagnant aussi pour les musées qui enregistrent des entrées, fidélisent leurs mécènes, ouvrent leur champ culturel et adoptent une approche événementielle propre à moderniser leur image.

Top of mind et image
 Ces expositions offrent une caisse de résonnance incomparable. Elles sont couvertes par les médias, nationaux voire internationaux et les influenceurs. Elles sont relayées sur les réseaux sociaux par les marques puis par les visiteurs eux-mêmes. Elles peuvent voyager (Louis Vuitton, Jean-Paul Gaultier) dans les grandes capitales du luxe. Elles laissent une trace via les catalogues ou les livres édités à cette occasion. Pour les marques, ce sont de formidables outils de story-telling et de relations publiques.

Expérience client unique et magique
Le client a changé et aspire désormais, au-delà de l’achat des biens et services, à vivre des expériences singulières, émotionnelles, sensorielles et esthétiques avec les marques. Les expositions s’inscrivent bien évidemment dans cette tendance et dans l’ère du « capitalisme artiste » décrit par Gilles Lipovetsky et Jean Serroy dans leur ouvrage « L’esthétisation du monde, vivre à l’âge du capitalisme artiste ».

Quels bénéfices ?

Difficile d’obtenir des chiffres de fréquentation. En voici quelques-uns : 700 000 visiteurs pour l’exposition Dior au Musée des Arts Décoratifs, 418 700 visiteurs pour l’exposition Jean-Paul Gaultier au Grand Palais en 2015, au 8ème rang du top des expositions parisiennes de 2015. Le public est au rendez-vous.
Reste bien sûr à intégrer d’autres critères : la couverture médiatique, le nombre de citations et l’engagement sur les réseaux sociaux, les retombées d’image, les bénéfices en termes de relation client et de relation avec les partenaires (via les visites privées notamment), la capacité à toucher des prospects… A mettre en regard des investissements que l’exposition requiert.

Des limites à l’exercice ?

J’y vois deux risques.
Le premier écueil serait de proposer une exposition trop commerciale. Si la marque de luxe aspire à un positionnement d’acteur culturel, elle doit accepter de lâcher sur la dimension promotionnelle et hagiographique, a fortiori s’il s’agit d’une exposition dans un musée. Le musée est dans une démarche scientifique, il en va de sa crédibilité. De son côté, la marque a plutôt intérêt à montrer en quoi son créateur, ses savoir-faire, ses produits révèlent une époque, marquent cette époque, ont innové, ont créé un style dont l’influence perdure.

Le second danger serait que le visiteur ressorte d’une exposition patrimoniale en se disant : « c’était mieux avant ». C’est évidemment le risque d’une exposition rétrospective, retraçant la légende de la marque. Un risque contournable :
- Par une scénographie contemporaine
- En évitant la pure chronologie, en soulignant les ponts entre hier et aujourd’hui, en organisant les séquences par thèmes. C’est le cas de l’exposition Dior au musée des Arts Décoratifs.
- En ouvrant l’exposition sur l’avenir. C’est le cas de Chaumet à Pékin, qui, à côté des diadèmes d’hier, a mis en scène le diadème conçu par l’élève de Central Saint Martins, lauréat du Concours « Créer le diadème du 21e siècle » que la marque a organisé avec l’Ecole.
- En équilibrant l’exposition d’héritage par un investissement ailleurs dans l’art contemporain. C’est le cas de Louis Vuitton et de Cartier par exemple.

Merci pour votre lecture. Pour échanger sur le branding dans le luxe, n’hésitez pas à me contacter

Annie-Paule Quéré

Article publié sur LinkedIn le 10.12.17 (édité avec les chiffres de fréquentation de l'exposition Dior)

Exposition "Hermès à tire d'ailes, les mondes de Leila Menchari", Grand Palais, Paris 2017 (photo personnelle)